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BIOGRAPHIE DE FRANCIS PICABIA

Par Beverley Calté

1879

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Picabia et ses parents,

vers 1882

francis Picabia enfant

Picabia en 1889

Francis Picabia naît à Paris le 22 janvier 1879, 82 rue des Petits Champs.
C'est dans cette même maison qu’il meurt, le 30 Novembre 1953 (aujourd'hui rue Danielle Casanova).
Durant les soixante-quatorze années de sa vie, Picabia explore la plupart des mouvements artistiques de son temps, un exploit aussi exceptionnel que l’époque elle-même. Si son enfance est confortable d’un point de vue matériel, elle est perturbée affectivement.«Entre ma tête et ma main» dit-il en 1922, «il y a toujours l’image de la mort». Jeune, il est l’enfant terrible, plus tard il devient le parfait rastaquouère, le blagueur ou l’aventurier étincelant : c’est la façade publique de sa personnalité complexe.

 

Enfant unique, François Marie Martinez Picabia est le fils d’un espagnol né à Cuba, Francisco Vicente Martinez Picabia, et d’une française, Marie Cécile Davanne, mariage de l’aristocratie espagnole et de la bourgeoisie française. Picabia a sept ans quand sa mère meurt de la tuberculose. Un an plus tard, sa grand-mère maternelle disparaît à son tour.

 

L’enfant se retrouve seul avec son père, Consul de Cuba à Paris, son oncle célibataire, Maurice Davanne, conservateur de la bibliothèque Sainte-Geneviève, et son grand-père, Alphonse Davanne, riche homme d’affaires et fervent photographe amateur. Francis échappe à la solitude et à l’ennui de cette “maison sans femme” grâce au dessin et à la peinture.

A son grand-père, qui prédit que la photographie finira par remplacer la peinture, Picabia rétorque :
« Tu peux photographier un paysage, mais pas les idées que j'ai dans la tête. » un thème fondamental qui rassemble les convictions esthétiques de Picabia, parmi les plus hétérodoxes de ce siècle

1898

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R. Pissarro, Orliac, Picabia et M. Pissarro, Martigues, 1898

Très tôt, il fait preuve d'une grande indépendance de caractère ; simultanement, son talent artistique s'affirme. Après une scolarité tumultueuse, Picabia commence son apprentissage en 1895 à l’Ecole des Arts décoratifs où il est l’élève de Cormon, Humbert et Wallet. Braque et Marie Laurencin sont ses camarades de classe.

En 1899 Picabia fait ses débuts au Salon des Artistes Français avec le tableau Une rue aux Martigues. Ce n’est qu’après 1902 qu’on ressent dans la peinture de Picabia l’influence de Pissarro, et surtout celle de Sisley. C'est alors que commence sa période impressionniste. Il expose au Salon d’Automne et au Salon des Indépendants, ainsi qu’à la galerie d’avant-garde de Berthe Weill. Succès et notoriété ne tardent pas. Picabia signe un contrat avec la prestigieuse Galerie Haussmann.

En 1905, le propriétaire de la galerie, Danthon, organise la première de trois expositions consacrées à Picabia, c’est le début d'une période prolifique durant laquelle il perfectionne sa technique impressionniste. L’approche de Picabia est en adéquation avec les concepts symbolistes-synthésistes de la fin du XIXème siècle : l’art n’est pas considéré comme une reproduction de la nature mais plutôt comme l’expérience émotionnelle de l’artiste face à celle-ci, exprimée de façon subjective dans une synthèse de formes et de couleurs.

Alors que sa réputation est bien établie après son exposition à la galerie Georges Petit en 1909, Picabia abandonne le passé et la place prestigieuse qu’il y occupe déjà pour s’embarquer dans l’aventure de l’art moderne. La même année il épouse Gabrielle Buffet, une jeune musicienne d’avant-garde, qui sera pour lui un stimulant intellectuel tout au long de sa vie. Ses deux dessins abstraits de 1908 préfigurons son tableau abstrait de 1909, Caoutchouc. C’est la première de nombreuses ruptures, qui caractérisent à la fois l'œuvre et la vie de Picabia, bien qu'il attende 1912 pour explorer cette nouvelle voie. Jeune artiste de trente ans, il est rejeté par l’ensemble des galeries réputées, leur clientèle et par la critique. Le coup de grâce est donné par Danthon, en Mars 1909 à l’Hôtel Drouot, quand il vend aux enchères plus d’une centaine de tableaux impressionnistes de Picabia.

Entre 1909 et 1914, Picabia se frotte aux “ismes” du début du siècle : Fauvisme, Futurisme, Cubisme et Orphisme . Il poursuit son exploration du nouveau langage visuel du modernisme. « Picabia a lancé pendant les années qui précèdent immédiatement la guerre de 1914 », écrit Marc Le Bot dans sa thèse, Francis Picabia et la crise des valeurs figuratives :

"plus d'idées neuves qu’aucun autre artiste d’avant-garde. Il aurait été cubiste comme Braque et Picasso, orphique comme Delaunay et il aurait de surplus inventé l'art abstrait, sans jamais consentir à exploiter systématiquement aucune de ces formules."

C’est le rite de passage entre le Néo-Impressionnisme et des formes plus simples, plus radicalement abstraites. Durant toute cette période, Picabia est à la recherche de son propre langage pour transcrire son état intérieur. Il expose régulièrement dans les salons, depuis ses œuvres de tendance fauve de 1911 jusqu’aux toiles, cubistes de base, de l’année suivante. Dans les salons de 1911, il expose Printemps et Adam et Eve, parmi d'autres œuvres. L'année suivante, il présente des tableaux bien plus abstraits, dont Tarantelle et Port de Naples, au Salon de la Société Normande ; Danses à la Source I et La Source au Salon d’Automne et enfin, à la Galerie la Boëtie, des tableaux tels que Procession à Séville et Danses à la Source II, œuvres totalement non-figuratives.

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1909

Gabrielle Buffet et Picabia, 1909

Picabia dans son atelier, 32 Avenue Charles Floquet, 1911

1913

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Picabia à New York, 1913

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Marius de Zayas et Picabia, New York, 1913

1913 est une année phare dans l’histoire de l’art moderne : le Armory Show (l’Exposition Internationale de l’Art Moderne) se déroule à New York. Picabia s’y rend avec sa femme Gabrielle en tant qu’ambassadeur et porte-parole de l’avant-garde européenne;
il devient tout de suite célèbre. A l’Armory Show il expose quatre tableaux de 1912 : Danses à la Source I, Procession à Séville, Paris et Souvenir d'Italie à Grimaldi. A la presse, Picabia explique qu’il « peint son âme sur la toile » et que dans ses tableaux, « le public ne doit pas chercher un souvenir 'photographique' d’une impression visuelle ou d’une sensation, mais il doit les regarder comme une tentative pour exprimer le plus pur de la réalité abstraite de la forme et de la couleur considérées en elle-mêmes. » A l’exception des plus éclairés, les critiques sont mitigés, de nombreux journalistes qualifiant ses “harmonies de couleurs” de “danger pour l’art”, de“canular”, de “complot”. 

La visite à New York qui devait durer deux semaines, dure près de six mois. Gabrielle Buffet-Picabia écrit dans son livre, Aires Abstraites, « ...que la confrontation de l’art moderne européen avec le Nouveau Monde et même la présence de Picabia aux Etats-Unis et plus tard celle de Marcel Duchamp ont délivré les artistes et intellectuels de l’obsession de la tradition académique européenne et leur ont fait prendre conscience de leur génie personnel.»  Picabia rencontre le photographe Alfred Steiglitz et son groupe d’amis, des artistes qui se réunissent à la Galerie 291 (au numéro 291 de la 5ème Avenue), où il expose une série de grandes aquarelles réalisées dans sa chambre de l’Hôtel Brevoort.

De même qu’il laisse son empreinte dans la ville, New York marque Picabia de façon indélébile; son extrême modernité, paradigme de l’esprit de la révolution industrielle, illustre ses idées progressistes : ici, les machines tournent sans répit. 

En 1913 Picabia déclare, « New York est la seule ville cubiste au monde... la cité futuriste. Elle exprime la pensée moderne dans son architecture, sa vie, son esprit. » Cette inspiration le conduit à réaliser des œuvres comme Danseuse étoile sur un TransatlantiqueChanson nègre et les nombreux New York.

De retour à Paris en 1913, Picabia expose deux autres tableaux importants au Salon d’Automne, Edtaonisl (Ecclésiastique) et Udnie. Durant cette période il peint également Catch as catch can et Culture physique . Entre 1913 et 1914 il crée des œuvres telles que “Petit ” Udnie, Impétuosité française et Je revois en souvenir ma chère Udnie.

1915

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Le soldat Picabia par Marius

de Zayas, 1915

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Marcel Duchamp, Picabia et Beatrice Wood, New York, 1917

Alors, la machine infernale explose : 1914, la Première Guerre Mondiale. Grâce à des relations de sa famille, Picabia militaire part en mission à Cuba en Mai 1915, mission qu’il abandonne lors d’une escale à New York. Il reprend contact avec ses amis de la Galerie 291, Steiglitz et Marius de Zayas, avec Marcel Duchamp et avec le salon de Walter Arensberg, grand ami des arts. Dans un article du New York Tribune d’octobre 1915, intitulé “Les artistes francais stimulent l'art Americain”, Picabia écrit : « La machine est devenue plus qu’un simple instrument de la vie humaine. Elle est réellement une part de la vie humaine. Je me suis approprié de la mécanique du monde moderne et je l'ai introduite dans mon atelier... » Plus loin il affirme vouloir travailler jusqu'à ce qu'il atteigne “le sommet du symbolisme mécanique”. Dans la revue 291 (issue de la Galerie 291), il publie une série de “portraits-objets” comme celle d'Alfred Steiglitz réprésenté en appareil photographique, le portrait d'une Jeune fille américaine vu comme une bougie de moteur (l'allumeuse) et le dessin Fille née sans mère (quintessence de la machine, créée par l'homme à son image).

L'utilisation du vocabulaire symbolique des machines mène à une période “mecanomorphique” plus élaborée où les engins sont soustraits de leur contexte habituel pour devenir des objets purs, souvent érotisés. En 1916, Picabia expose une nouvelle série de tableaux mécaniques à la Modern Gallery, nouvelle entreprise du groupe 291, dirigée par Marius de Zayas, dont Très rare tableau sur la terre, Machine sans nom et Voilà la femme. A cause de ses excès à New York, des signes de neurasthénie apparaissent, suivis d'une dépression nerveuse. Durant les dix mois qui suivent, Picabia passe son temps entre Barcelone et New York, cherchant à échapper à la guerre. Alors qu’il réside temporairement à Barcelone en compagnie de ses amis expatriés, Marie Laurencin, Gleizes, Cravan et Charchoune, il se met sérieusement à la poésie. En 1917 Picabia publie son premier recueil de poèmes sous le titre Cinquante-deux miroirs. La même année il publie 391, en souvenir de la revue de Steiglitz, 291, qui devient le forum personnel de Picabia, dans l’esprit provocateur de Dada. 391 a une durée de vie de sept ans. Il s’éteint en 1924 après dix-neuf publications.

Au printemps 1917, tandis que l’Amérique déclare la guerre à l’Allemagne, Picabia fait son dernier voyage à New York où ses activités principalement dadaïstes sont concentrées autour de Duchamp et Arensberg. De retour à Paris en Octobre, Picabia voit sa santé se détériorer et sa vie privée s'assombrir. La même année, il rencontre Germaine Everling qui deviendra bientôt sa compagne dévouée. L’année suivante, il part en Suisse pour une période de convalescence pendant laquelle ses médecins lui interdisent de peindre. Il écrit fiévreusement : Poèmes et dessins de la fille née sans mère, L’athlète des pompes funèbres et Râteliers platoniques.

1919

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Dada à Paris, vers 1920

Picabia et Germaine Everling, vers 1921

Picabia et Germaine Everling, vers 1921

Picabia est aussi en contact avec Tristan Tzara et des Dadaïstes de Zurich.En 1919, après dix ans et quatre enfants, Picabia se sépare de sa première femme et s’embarque pour une nouvelle aventure avec Germaine Everling et les Dadaïstes. Bien qu’étant dans l’esprit dada dès 1913, avec Duchamp à New York, Picabia prépare désormais le passage à l’âge adulte du mouvement à Paris.

Sous l'influence de Picabia, alias “Funny Guy”, tout devient pour Dada objet de dérision : l’art, les artistes, la religion, le nationalisme. Il devient anti-tout, aussi anti-bourgeois qu'anti-communiste.

« Les artistes se moquent de la bourgeoisie, soi-disant; moi je me moque de la bourgeoisie et des artistes» dit Picabia en 1923.

Le jeu est ingénieux, furieusement drôle et le scandale éclatant. Et pourtant, il tourne vite court pour Picabia. A quarante ans, “Papa-Dada” est toujours un éternel solitaire. « La seule façon d’être suivi est de courir plus vite que les autres. »

Picabia rencontre les Dadaïstes en compagnie de Gabrielle à Zurich en 1919 ; plus tard la même année, ils se réunissent à Paris dans l’appartement qu’il partage maintenant avec Germaine Everling. Avant la grande saison dada de 1920, Picabia le polémiste publie de nombreux écrits d’avant-garde, en particulier dans la revue d’André Breton, Littérature, dans la Revue Dada et dans sa propre revue, 391. Il publie aussi Pensées sans langage et scandalise une fois de plus le Salon d’Automne avec L’enfant carburateur et Parade amoureuse, parmi d’autres, qui sont des exemples de son style mécanique, inédit à Paris.


En 1920, c’est la Belle époque pour Dada à Paris : à sa tête, Tristan Tzara, André Breton et Picabia. Le Tout Paris danse à son rythme. C’est une année riche en idées, en “happenings”, en expositions, ouvrages, articles et revues, dont Cannibale, la dernière de Picabia. A la richesse de la poésie dada, il contribue avec Unique eunuque et Jésus Christ Rastaquouère. Les œuvres de Picabia les plus caractéristiques de Dada sont exposées cette année-là, provoquant de nouveaux scandales : il s’agit du Double monde, de La Sainte Vierge et de Portrait de Cézanne, œuvre montrant un singe empaillé accroché à une toile.

1924

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Extrait de court-métrage, Entracte, 1924

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Picabia et Jacques Doucet,

vers 1925

Après avoir soutenu André Breton et le Congrès de Paris contre Tzara dans un pamphlet, La Pomme des Pins, en 1924, Picabia déclare à nouveau la guerre à Breton et aux Surréalistes dans une nouvelle série de 391. Les quatre dernières publications de la revue sortent cette année-là, alors qu'il achève son autobiographie romancée, Caravansérail (qui ne sera publiée qu'en 1975 chez Pierre Belfond). Dans une diatribe contre le Surréalisme, il en parle comme d’un mouvement fabriqué. « Des œufs artificiels ne font pas des poules » lance t-il. L’Instantanéisme de Picabia, rival sans lendemain du surréalisme, engendre Relâche, un ballet “instantanéiste” de “mouvement perpétuel” et Entr’acte. Relâche est produit par Rolf de Maré et les Ballets Suédois, avec une choréographie de Jean Borlin et une musique d’Erik Satie. Le court-métrage Entr'acte est écrit par Picabia et réalisé par René Clair. Cette “interlude” entre les deux actes du ballet burlesque est un instantané parfait entre Dadaïsme et Surréalisme. Alors qu’il écrit le scénario d’une nouvelle farce, Ciné-Sketch, qui n’est présentée qu’une fois, le soir du réveillon pour la nouvelle année 1925, “Funny Guy” fait ses adieux à Paris.

 

Picabia demeure vingt ans sur la Côte d’Azur. Mais l’écho du “rastaquouère” absent résonne encore dans la capitale, grossi par ses fréquentes visites et expositions, ainsi que par le bruit de la légende que faisait courir sur lui son style de vie méditerranéen. Sa première étape est Mougins, situé dans les collines derrière Cannes, où il fait construire le Château de Mai dans lequel il s’installe avec Germaine Everling, son fils Michel Corlin et leur fils Lorenzo, né en 1919. C'est alors qu'entre en scène Olga Mohler, une jeune suissesse de vingt ans engagée d’abord comme gouvernante pour Lorenzo.

 

Les tableaux baptisés les “Monstres” (masqués de nez pointus, d’un œil, comme La femme au monocle, ou aux multiples yeux) ont fait leur apparition dès 1924. Il y a des caricatures de sujets empruntés à des peintres classiques, comme Les Trois Grâces du célébre tableau de Rubens, La femme au chien des gravures de Dürer, ou Nu fantastique, d'après le fresque du plafond de la Chapelle Sixtine de Michel-Ange. Ou encore, des couples d'amoureux vibrants de voluptueuse peinture ripolin comme Jeunes mariés et Le baiser, et d'autres dans une ambiance de fête, couverts de serpentins et de confetti comme Carnaval et Mi-Carême. Tous ces personnages sont des déformations de cartes postales romantiques de l'époque.

La notoriété éblouissante de Picabia le suit à Cannes où il s’impose rapidement comme la célébrité locale au Casino et à ses Galas. Les visites fréquentes de ses amis parisiens comme Jacques Doucet, Marthe Chenal, Pierre de Massot et Marcel Duchamp entretiennent sa “vie mondaine”. En 1926, quatre-vingt Picabia sont vendus aux enchères à l’Hôtel Drouot provenant prétendument de la collection personnelle de Marcel Duchamp, son vieux complice. L’année suivante, Picabia administre les derniers sacrements à Dada ; il signe dans Comoedia un article cinglant intitulé “Picabia contre Dada ou le retour à la raison.” Il clâme avec insistance que « l’art ne peut pas être démocratique » ce qui est conforme à sa doctrine de toujours : « la Nature est injuste ? Tant mieux, l’inégalité est la seule chose supportable, la monotonie de l’égalité ne peut nous mener qu’à l’ennui. »

1927

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Picabia, Olga Kokoschka, Picasso et Germaine Everling, vers 1927

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Picabia avec son portrait de Gertrude Stein, Bilignin, 1933

Après un voyage à Barcelone pendant l’été 1927 avec Olga Mohler et Lorenzo, le Château de Mai se transforme en un “château à trois” très agité, et ce jusqu’en 1933, date à laquelle Picabia s'installe avec Olga sur son nouveau yacht, Horizons II, astucieusement ancré en face du Casino dans le port de Cannes. Des figures de fresques romanes de Catalogne apparaissent maintenant dans ses tableaux, précurseurs d’une nouvelle ère, celle des “transparences”.

Lorsqu’elles sont présentées à Paris en Octobre 1928 dans la Galerie Théophile Briant, le critique de cinéma Gaston Ravel en parle comme du “sur-impressionnisme” : il fait référence à la simultanéité d’images de film superposées, à une impression de“troisième dimension sans recours à la perspective”, comme Duchamp les décrit plus tard. Les sujets ont souvent comme point de départ des figures classiques de Botticelli ou de Piero della Francesca, ou encore de la statuaire antique et portent des titres empruntés à la mythologie ou à la bible, parfois tout simplement inventés : Minos, Mélibée, Adam et Eve, Judith, Lodola, Ridenspar exemple. Ses sources iconographiques sont les reproductions imprimées : « Mon père avait une énorme malle remplie de livres d'art dans son atelier» raconte son fils, Lorenzo.

 

Ce nouveau style s’épanouit alors que Picabia entame une nouvelle période de sa vie privée. Là encore, on comprend l’importance de la “femme” ou de l’aventure amoureuse elle-même . Une rupture en accompagne alors une autre : tout d’abord, ce fut Gabrielle Buffet, brillant catalyseur au moment de la rupture avec l’Impressionnisme et du mariage avec le modernisme ; plus tard, Germaine Everling, irrésistible partenaire de Picabia dans sa vie mondaine à Paris pendant l’aventure Dada, et dans sa retraite vers le Midi ; maintenant, c’est Olga Molher, compagne plus que compréhensive qui partage cette aventure passionnante des vingt-cinq dernières années de la vie de Picabia. Il vit avec elle une véritable “lune de miel”. C’est à cette période que se développent ses transparences Néo-Romantiques : encore une fois, son art est le reflet de sa vie. 

 

L’année 1930 est l’occasion d’une rétrospective commémorative organisée par Léonce Rosenberg à Paris “30 ans de peinture ” qui comprend de nombreuses transparences. C’est un trait caractéristique de Picabia dont les opinions sont constamment changeantes : Léonce Rosenberg, qu’il avait vilipendé du temps du Dadaïsme, est désormais son principal marchand. Celui-ci fait l’éloge du travail de l’artiste, dans la préface du catalogue de l’exposition : « les transparences sont l’association entre le visible et l’invisible[...] c’est cette notion du temps, ajoutée à celle de l’espace, qui constitue précisément la doctrine de votre art. Au-delà de l’instantanéité, vers l’infini, tel est votre idéal. »

En 1933, se produit l’inévitable : Germaine Everling rompt définitivement avec Picabia et quitte le Château de Mai (qui sera vendu deux ans plus tard). Après cette période mondaine et mouvementée, Picabia mène une vie plus solitaire et travaille intensément.

1935

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Picabia et Olga Mohler, 1935

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Picabia en vélo pendant la guerre, Golfe-Juan

En 1935, il réalise un ensemble de toiles qui représentent des allégories néo-classiques pour une exposition à Chicago, dont il détruira la plupart par la suite.

Les années suivantes sont marquées par une grande diversité dans l'oeuvre de Picabia : toiles naturalistes, figuratives ; nouvelles superpositions dans des dominantes de tons verts ; paysages qui rappellent sa période impressionniste et fauve ; incursions dans l'abstraction géométrique, et enfin un hommage à la Guerre d'Espagne avec le puissant tableau, La révolution espagnole de 1937.

 

Face à la Deuxième Guerre Mondiale, son attitude demeure tout aussi individualiste et provocatrice, au point que son “esprit dada” et ses positions apolitiques lui créeront des difficultés lors de la Libération.

 

A partir de 1939, les ennuis se multiplient. Le train de vie de Picabia s’est considérablement réduit :

le yacht et les voitures sont remplacés par un petit appartement à Golfe Juan et un vélo. Et pour la première fois, il vit principalement des revenus que lui assurent la vente de ses tableaux.

 

En 1940, il épouse Olga Mohler

(il était divorcé de Gabrielle Buffet depuis 1930 et n'avait jamais épousé Germaine Everling)

1940

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Picabia avec Sizou, 

1940

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Picabia et  Lorenzo

(son fils avec Germaine Everling),1941

 Les dernières années passées sur la Côte d’Azur voient naître une série de tableaux d'un réalisme appuyé et d'un faux académisme. Pendant ces années difficiles, Picabia, en dépit de son “incorrigible pessisme”, se raccroche à la vie en peignant des nus et d'autres sujets d'imagerie populaire. Mais cette fois-ci, il trouve ses sources dans les photographies noir et blanc de revues érotiques des années trente.

 

« Ma peinture est de plus en plus l'image de ma vie et de la vie mais une vie qui ne veut et ne peut regarder le monde dans ce qu'il a de cupide et de monstrueux [...] Tout ce qui a été moral en art est mort, heureusement ! c'est le seul service que le cataclysme qui nous entoure a rendu. » 

 

Il peint des tableaux comme Femmes au bull-dog, Femme au serpent , Montparnasse , Deux nus ou même Adoration du veau et Pierrot pendu. En réponse à ceux qui prétendent que les motivations de l'artiste à peindre les nus sont seulement commerciales, Olga Picabia affirme que :

« Francis a toujours peint ce qu’il voulait, bien avant que le marchand venu d’Alger, ou d’ailleurs, arrive pour acheter ses toiles. »

 

Pendant la même période à Cannes, il expose des “tableaux de poches” avec le sculpteur Michel Sima (1942) et l'année suivante il figure dans une exposition en compagnie - très inattendue - de Bonnard et Matisse.

Son comportement provocateur à l’égard de la collaboration aussi bien qu’à l’égard de la Résistance lui vaut, ainsi qu’à sa femme, d’être mêlé aux “règlements de compte” de l’après-guerre. C’est pendant cette période difficile qu’il est victime de sa première hémorragie cérébrale.

1945

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L’atelier de Picabia à Paris, 1945

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Picabia dans son atelier, Paris, 1949

En 1945, Picabia est enfin de retour à Paris. Olga et lui emménagent dans l’ancienne maison de famille et s'installent dans l'atelier de son grand-père. Essayant d'oublier ses récentes désillusions, Picabia reprend contact avec ses vieux amis d’avant-guerre. Henri Goetz et sa femme Christine Boumeester, des amis du Midi, lui rendent visite tous les dimanches, accompagnés de jeunes artistes abstraits : Henri Nouveau, Francis Bot, Hartung, Bryen, Soulages, Mathieu, Ubac, Atlan. Toujours plein de ressources, à soixante-cinq ans comme avant, Picabia change encore de cap, abandonnant le réalisme populaire de la guerre pour une forme personnelle d’abstraction. Il expose régulièrement dans les galeries parisiennes et dans les salons importants de la jeune avant-garde comme le Salon des Surindépendants et le Salon des Réalités Nouvelles. 

 

Picabia se remet alors à écrire. Thalassa dans le désert paraît en 1945. Pendant les années qui suivent, il publie des travaux d’un ton plus amer et désabusé chez son ami Pierre-André Benoît, éditeur à Alès. Il écrit énormément lors de son séjour annuel à Rubigen en Suisse dans la famille d’Olga. A Paris, il est toujours un des habitués célèbres du “Bal Nègre” et autres cabarets parisiens, fidèle à son mode de vie d’avant-guerre. Pour Picabia, les cabarets “Eve” et “Tabarin” valent bien l’Opéra et la Comédie Française, institutions que l’on vénère en France et qu’il juge aussi vivantes que le cimetière de Montmartre.

Explorant impatiemment les possibilités d’une dernière période abstraite, Picabia peint des œuvres importantes telles que Bal Nègre, en hommage à sa boîte de nuit préférée, Danger de la force, Bonheur de l’aveuglement, et Kalinga. Le printemps 1949 voit le sommet de sa longue carrière : une rétrospective monumentale, “50 ans de plaisir”, est organisée par la Galerie René Drouin. Le catalogue se présente sous la forme d’un numéro unique de 491, écrit par ses amis et édité par Michel Tapié.

1951

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Picabia avec Michel Sima,     Paris, vers 1951

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Olga et Francis Picabia avec

les portraits de sa grand-mère maternelle et de sa mère,

vers 1951

Encouragé par ses amis, poussé par sa propre curiosité et son besoin d’aller plus avant dans l’inconnu, Picabia produit une série de tableaux minimalistes composés de points : c’est la réduction finale de ses peintures abstraites. Les “Points” sont exposés à la Galerie des Deux Iles en 1949.

 

Entre 1950 et 1951, Picabia a plusieurs expositions importantes : en France, à New York à la Rose Fried Gallery et à la Galerie Apollo à Bruxelles.

 

En 1951, il peint ses dernières œuvres, parmi lesquelles Tableau vivant, Villejuif, ainsi que six tableaux, pour les jours de la semaine et La terre est ronde. Ils sont exposés à la Galerie Colette Allendy en décembre 1952 accompagnés d'un catalogue contenant 7 fac-similés de lettres d'hommage de Breton, Cocteau, Bryen, Van Heeckeren, Seuphor, J.H. Lévesque et Michel Perrin.

 

Dans les années qui viennent, Simone Collinet, première femme de Breton, devient le principal marchand de Picabia.

1952

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Picabia,

novembre 1952

C’est bientôt le dernier voyage de ce « Christophe Colomb de l’art » , comme l’avait surnommé Jean Arp. A la fin de l'année 1951, une artériosclérose paralysante le prive définitivement de sa source vitale, la peinture. L’ultime “dissolution”, décrit ainsi par Picabia lui-même, arrive le 30 Novembre 1953. Le 4 Décembre, au cimetière Montmartre, André Breton rend un dernier hommage à son partenaire de toujours : 

 

« Francis[...] votre peinture était la succession - souvent désespérée, néronienne - des plus belles fêtes qu’un homme se soit jamais données à soi-même[...] Une œuvre fondée sur la souveraineté du caprice, sur le refus de suivre, toute entière axée sur la liberté, même de déplaire[...] Seul un très grand aristocrate de l’esprit pouvait oser ce que vous avez osé. »

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